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Darknet_corpus

Arts et technologies

Collectif,
Agencements : Située, concernée, décalée, inspirée, dégagée, traversée.
Éd. du Commun (N°10, 2024) :
https://www.editionsducommun.org/collections/revue-agencements/products/agencements-n-10-mars-2024

À lire ici :

Article ( # Darknets et Anarchives )

Communément, un « darknet » sert à désigner de façon péjorative une catégorie de protocoles réseau atypiques. Ils rajoutent une couche de sécurité numérique aux connexions, dissimulent l’identité d’origine des machines qui s’y connectent. Les sources, serveurs ou clients, y sont protégées. Ces pairs (nœuds du réseau) sont ainsi plus difficiles à tracer, contrôler ou censurer. En cela, ils portent un certain degré de l’utopie anarchique : celle d’échapper à l’emprise des programmes ennemis et gouvernant. Ils sont souvent le refuge de communautés réprimées ou criminelles, ailleurs interdites d’existence.

L’État français et sa police criminalisent de plus en plus l’usage de ces outils de chiffrement des données, indispensables à la protection de nos espaces de vie numériques. Le Journal Officiel de la République Française du 26 septembre 20171 traduit « darknet » (réseau obscur en anglais) par « internet clandestin ». À défaut de pouvoir briser le secret conféré par le chiffrement, la police, devant la justice et les médias, tente de retourner la charge de la preuve (qu’elle n’arrive pas à arracher), faisant du chiffrement des données un acte en soi criminel. Les gouvernements, démunis, ainsi mis à distance, ré-ouvrent le débat originel qui accompagna le basculement des outils de chiffrement dans le domaine public : l’État devrait-il être le seul à même de faire ou de défaire le secret informatique ?

Depuis la crypto-war (d’après guerre) l’informatique mondial a bien changé. Aux débuts d’internet, la population restreinte d’ordinateurs forme des réseaux disparates, dédiés aux activités gouvernementales et universitaires. Ils sont cartographiés grâce à leurs adresses IP (Internet Protocol). Durant cette actualisation, certains ordinateurs pourtant connus, existant sur des réseaux extérieurs, restent muets aux pings qui leur sont envoyés (et auxquels ils sont sensés répondre). Un comportement réfractaire, secret, qui leur vaudra le nom de “Darknets”. Cette histoire des origines2 s’appuie sur des sources inconsistantes, des hyper-liens rompus (qu’Internet Archive n’a pas sauvegardés). Elle nous raconte quelque chose de familier : les projets d’indexation du savoir se heurtent à des limites parfois infranchissables dont les causes restent à déterminer (panne, bug, discontinuité, maintenance, etc). À l’époque, l’opacité de ces darknets était sans doute sécuritaire (au fait de vouloir garder privés leurs contenus), mais on pourrait y voir un geste anarchiviste : celui de refuser aux projets d’indexation la capacité de lever le mystère, d’informer les choses pour en tirer un pouvoir stratégique, prédictif.

La catégorie “darknet” sert souvent un récit (spin) politique non neutre qui entretient les préjugés à l’endroit de ces réseaux (networks) qualifiés de “sombres” (dark). La radicalité contre-intuitive des applications de la cryptographie (dont les chiffrements font partie) ainsi que la médiatisation outrancière de ces réseaux autour des marchés noirs et réseaux pédophiles ou de tueurs à gage en font le lieu de fantasmes et récits d’épouvante. On se laisse convaincre que ces protocoles quasi magiques donneraient accès à des ordinateurs quantiques, à des backrooms et autres redrooms. Entre désir de croire et peur d’y accéder, les récits horrifiques, ARG et creepypasta3 font parfois du darknet un antagoniste techno-effrayant hors de contrôle : figure de l’info-calypse4.

Certaines narrations spéculatives théorisent qu’Internet est déjà mort, en grande majorité peuplé de bots et de scrapers5. Un vocabulaire extractiviste cherche à circonscrire les limites de son art. Les dark datas désignent ces amas de données inexploitables par les entreprises. Elles sont inutilisables, mal formées, mal indexées ou encore sorties du champ légal ou sous évaluées. Elles peuvent dater d’un âge sombre du numérique6, produites selon des protocoles et des standards aujourd’hui obsolètes. Le deep web désigne quant à lui ces parties du web, protégées derrière un mot de passe qui, de fait, échappent aux sondes des moteurs de recherche et à certaines entreprises fouineuses.

Des moteurs de recherche qui nous ont habitué·es à faire “remonter” l’information sans effort. Une agrégation instantanée qui invisibilise tout un préalable technique. Ici, la « classe vectorialiste »7 s’accapare le travail collectif des internautes déjà passé·es par là. Un web devenu régie publicitaire qui fait tout pour nous garder captif·ves, inféodé·es 8 à des services gratuits, sécurisés et modérés (mais capitalistes de nos données). Des plateformes dont le monopole déforme le cyberespace9 en faisant graviter toutes les activités vers elles. Heureusement, des alternatives libres existent : un web artisanal, minutieusement agencé, affectivement curaté (webrings, annuaires, etc) ; un indie-web entretenu à la marge permettant la dérive retrouvée des débuts du www.

Des chercheurs·euses ouvrent des jardins digitaux10, des logs et blogs, qui privilégient le voisinage d’objets rhizomiques : une sorte d’« anarchive » (un mot-valise qui, comme « darknet », s’invente à l’usage). Ces modalités de pratique n’aboutissent pas toutes à un faire anarchique. En revanche, ces protocoles tentent d’échapper au pouvoir disciplinaire qui les brident, les ennuient, limitent le champ de leur art. Faire une anarchive s’apparente à de la recherche-création11 : la multiplication de formes, objets et prototypes, permettant d’avancer dans la résolution d’une problématique commune. Une archive mouvante, transmédiatique, incrémentée tout le long d’une recherche en cours. Une hiérarchisation du savoir dont l’index informel ouvre des virtualités interprétatives, d’autres cheminements. Il s’agit peut-être aussi de séparer au moins le moment de l’atelier de celui de l’exposition.

On peut aussi penser l’anarchive comme position anti-archivistique, allant contre les pouvoirs d’indexation et de catégorisation. Une résistance contre la numérisation du monde, l’extractivisme des données au service d’une surveillance de masse, imposée à nous par sa gouvernementalité algorithmique12. L’anarchive est aussi une archive produite par des communautés marginales et informelles qui, par le récit commun, se construisent politiquement, se donnent droit au chapitre. Le darkweb – le web dont les sources sont cachées en passant par des protocoles dits “darknets” – forme des espèces d’espaces autres, hétérotopiques, dont le régime de confiance entre anonymes incite ces pairs à inventer d’autres modalités d’existence : leurs propres arts. S’y développent des cultures subalternes et underground. Des terrains de recherche faisant rarement archive publique émergent ainsi aux yeux de qui veut les trouver.

Sur certains forums intraçables, des pédocriminels s’échangent des contenus explicites sans crainte apparente. Ces groupes peuvent y défendre des thèses positivant leurs actes : soutenir que ces pratiques sexuelles sont naturelles, relativiser ces violences avec d’autres elles aussi commises dans le cercle domestique, ou y voir rien de plus que des modalités éducatives (celles du pouvoir patriarcal). La culture du viol, diffuse dès le berceau13, institue cette domination comme tolérable et impunie. Une banalisation des violences de classe (sexistes) qui, en s’exposant dans certains coins du web, doit nous rappeler combien celles-ci sont répandues, banales, mais tabous, silencialisées. Des violences dont les réseaux chiffrés peuvent effectivement être le moyen de diffusion, en aucun cas la cause.

Au regard de ces violences, l’épouvantail de l’infocalypses sert un récit politique diabolisant Internet et les messageries chiffrées rendues monstrueuses. La panique morale sert de levier pour rendre acceptables des projets de surveillance : des lois et logiciels élargissant le champ d’intervention policier et judiciaire. L’installation de portes dérobées et de sondes est présentée comme une solution préventive. De telles insertions logicielles diminueraient le pouvoir d’exclusivité que les applications de communication chiffrée procurent à leurs usagers·ères. Le risque est qu’une fois ces mouchards mis en place, les États-entreprises ciblent des populations stigmatisées pour leur orientation sexuelle ou leur genre, leur origine ethnique ou appartenance religieuse et, bien entendu, leur position politique (jugée militante ou d’opposition). De telles failles, injectées volontairement dans nos espaces de vie privée, induiraient un climat d’incertitude qui affecterait les corps militants et journalistiques. Or, Wikileaks nous l’a montré, une chaîne discontinue du secret peut renverser la symétrie du pouvoir et la fabrication de ses récits.

L’horizon des ordinateurs quantiques ou encore les logiciels espions (Pegasus et consorts) sont d’une sophistication qui à l’instar du chiffrement peut nous sembler appartenir au monde des hackers et du renseignement. Les armes d’infiltration ou de pression politique qui violent le secret des sources et de la correspondance portent atteinte aux métiers journalistiques. Elles ne sont pas le fait de régimes politiques dits autoritaires. Le chiffrement est l’un des moyen défensifs qu’il nous reste en commun pour garantir le droit d’informer et de s’organiser. Nous devons connaître nos propres failles, étudier les stratégies ennemies, les prévenir.

Il nous faut des espaces compétents pour accompagner et croire les victimes de violences et d’abus sexuels ou mentaux. Voir les reds flags. De même que les toxicomanes sont pousé·es vers les marchés noirs, plutôt que de les exclure du champ d’action social et solidaire. Ne pas se laisser penser que le pire est réservé aux autres (qui l’ont bien mérité). Ne pas, essentialiser le pire dans des objets fantasmés d’un lointain réseautique. Dans la noirceur de ces réalités, dans ce vocabulaire guerrier, nous devons nous équiper sans attendre le pire. Parfois, il faut peu de choses pour retrouver un peu de bien-être numérique : des logiciels et systèmes d’exploitation libres sont autant de jardins.

Le darknet est une figure d’épouvante technologique servant par contraste à légitimer l’action surveillante des États-entreprises qui se présentent comme étant les seules garants de la cohésion sociale sécuritaire. Ils pointent du doigt toute pratique du secret qui réduit leur terrain politique d’action, de prévention ou d’influence. Ces empires veulent nous habituer à tout exposer de nos vies en nous disant que nous n’avons rien à cacher. La gouvernementalité algorithmique se nourrit de ces silos d’information, agit, indolore, pour nous garder dans ses courants d’influence. La plasticité du code nous y rend perméable. Internet s’est refermé. L’utopie d’un contre-pouvoir médiatique, échappant à celui des États-entreprises centralistes est déchue. Nous devons dépasser ce triste constat souvent nostalgique.

Formons-nous les un·es les autres à une meilleure hygiène et défense numérique, à notre échelle, à notre rythme ; prenons les devants. N’attendons pas d’être inculpé·es pour nous sentir concerné·es, l’anarchive, c’est prendre le maquis numérique, ouvrir des fanzines et revues, dire « non, je n’ai rien à déclarer », s’y habituer, se taire sans en avoir honte. Ne pas regarder ailleurs, croire quand le pire nous est confié, lire entre les lignes, mais aussi accepter, préserver et chérir le droit au silence et à l’oubli. Et, dans le même geste, demander – exiger – des comptes à ceux/ celles que l’impunité protège. Rendre indéboulonnables nos serveurs et réseaux de mémoire car nous n’oublions pas, nous ne pardonnons pas. Par les réseaux ingouvernables, faire circuler, amplifier les leaks, soutenir les bifurcations. L’anarchive, c’est reprendre du pouvoir sur nos habitabilités techniciennes. C’est l’œuvre d’une vie collectiviste.


  1. N° 0225, du 26 septembre 2017 (texte n° 110). 

  2. Page Wikipédia française relatant cet épisode historique : https://fr.wikipedia.org/wiki/Darknet#cite_note-6 [EDIT : on trouve bien une version sur The Internet Archive] 

  3. Creepypasta : des récits spaghettis, culture populaire d’épouvante ; ARG pour Alternative Reality Game : des récits mélant éléments réels et intrigue fictionelle. 

  4. Jacob Appelbaum & Julian Assange & Andy Müller-Maguhn & Jérémie Zimmermann, Menace sur nos libertés : comment Internet nous espionne, comment résister, ed. Robert Laffont, 2013, « Les quatre cavaliers de l’Infocalypse : la pornographie enfantine, le terrorisme, le blanchiment d’argent, les guerres de la drogue ». 

  5. @IlluminatiPirate, Dead Internet Theory : Most of the Internet is Fake, janvier, 2021 : https://forum.agoraroad.com/index.php?threads/dead-internet-theory-most-of-the-internet-is-fake.3011/ 

  6. Terry Kuny, A Digital Dark Ages ? Challenges in the Preservation of Electronic Information, 1998 : https://archive.ifla.org/IV/ifla63/63kuny1.pdf, causes d’un une archive obsolète, p. 4-5. 

  7. McKenzie Wark, Un manifeste hacker, Criticalsecret, 2006, partie n°21, oppose la classe vectorialiste en lutte pour déposséder intellectuellement la classe hacker (créatrice). 

  8. Cédric Durand, Technoféodalisme : Critique de l’économie numérique, La Découverte, 2020 : https://bib.vincent-bonnefille.fr/book/136 

  9. Louise Drühle, L’atlas critique d’Internet : spatialisation d’un objet complexe en vue d’en comprendre les enjeux socio-politiques, 2014 : https://louisedrulhe.fr/internet-atlas/#Ch8 

  10. Joel Hooks, My blog is a digital garden, not a blog. 

  11. Experiencespoetiques citant le Senslab : https://experiencespoetiques.wordpress.com/lisiere/anarchive/, 2018, il s’agit d’une recherche incrémentale, d’un événement à l’autre. 

  12. Antoinette Rouvroy & Thomas Berns, Le nouveau pouvoir statistique : ou quand le contrôle s’exerce sur un réel normé, docile et sans événement car constitué de corps « numériques », 2010, Multitudes, 2010/1 (n° 40). 

  13. Dorothée Dussy, Le Berceau des dominations, Pocket, 2021 : «À la faveur du réel et de la banalité des abus sexuels commis sur les enfants, on verra que l’inceste est structurant de l’ordre social. Il apparaît aussi comme l’outil primal de formation à l’exploitation et à la domination de genre et de classe. »